Bibliothèque d'Ordan-Larroque
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Bibliothèque d'Ordan-Larroque

Chemins De Bord
SAINT-JEAN Jacqueline
Depuis quelque dix ans, je n'ai jamais été vers Sainte-Victoire sans me dire que c'était peut-être la dernière fois - ou en tout cas la dernière saison : il suffit d'un col du fémur cassé, ou d'une fatigue au cœur, et il faudra tirer un trait. Or, cette conscience toujours latente double ma joie, m'aidant à mieux regarder, afin de mieux me souvenir. Je sais bien qu'aucun souvenir ne me rendra l'éblouissement de la lumière ni la fraîcheur du vent. Je sais bien que, lorsque je penserai plus tard à l'ocre de la terre, je ne reverrai pas ces contrastes luxueux entre les rouges sombres et les bruns clairs, entre la discrétion de ces sols couleur de vieux bois et l'éclat arrogant des terres à bauxite. Non : cela sera perdu. Mais j'essaie. Et sans doute cette conscience d'une beauté qui va d'un moment à l'autre m'échapper est-elle ce qui aujourd'hui m'incite plus que tout à écrire... Je sais de quoi je parle quand j'évoque, avec ferveur, les auteurs de la Grèce classique ; mais je le sais mieux encore quand il s'agit de ces collines. Je ne suis heureuse que là, et par elles. Je sais chaque amorce de sentier, et ceux qui aboutiront ou finiront perdus dans une broussaille impraticable. Je sais où soufflera le vent, où donnera le soleil, où chaque fleur aura des chances d'être déjà ou encore épanouie. Je connais jusqu'aux cicatrices du paysage : j'ai vu les incendies qui l'ont ravagé et j'ai vu repousser les jeunes plants, beaucoup moins élevés que la végétation d'alentour ; j'ai vu les sentiers devenir des chemins et parfois des routes. Il n'y a que la permanence de la beauté et son renouvellement qui chaque fois me surprennent. Jacqueline de Romilly
L'Ombre Portée Du Marcheur
BERCHOUD Bruno
Dans les poèmes de Bruno Berchoud, l’émotion, que banaliserait la nomination directe, est approchée comme par ricochet sur les choses, ce qui sauve à la fois son originalité et sa pudeur : le soudain silence des truelles dans le village nous apprend le passage d’une fille, un ballon abandonné sur la chaussée l’accident d’un enfant, « l’usure sur la rampe, ou la pliure dans le livre » rappellent la mort du père. « Connaître le chemin, dit ailleurs le poète, c’est retrouver la même pierre » Le poète s’en tient à ce qu’il a vu, mais il le dit en faisant de tel détail le signe de l’événement, en agençant les éléments de sa vision d’une manière telle qu’il l’élève dans une lumière neuve, irrécusable. Ainsi la poésie devient-elle, selon le mot de Reverdy, « un four à brûler le réel ». Jean-Pierre Lemaire